Le narcissisme
Sur cette page, nous définirons le terme de « narcissisme », car il canalise en lui toute la critique que nous adressons à notre modèle actuel de société. Pour définir ce concept et présenter de manière extrêmement synthétique ses conséquences sociales, nous nous baserons principalement sur l’ouvrage « Narcissisme-critique » (éd. Hélice Hélas, 2016) et la thèse de doctorat en cours de rédaction de Luca Bagiella, coordinateur du réseau.
En effet, le réseau consciences-citoYennes pose comme postulat de départ que le modèle socioéconomique génère un type de personnalité narcissique. Ce postulat peut se retrouver chez des auteurs tels que, par exemple, David Riesman (1969), Richard Sennett (1977), Christopher Lasch (1979). En posant ce postulat, nous ne sommes pas en train de soutenir que nous sommes tous narcissiques. Ce que nous défendons plutôt, c’est que pour correspondre à la « normalité » économique, il nous faut l’être. Dès lors, si l’individualisme constitue le versant collectif, le narcissisme peut être conçu comme le versant individuel de la problématique qu’on dénonce. Ensemble, ils forment une boucle. Très concrètement, le narcissisme trouve son expression dans un type de rapport à soi et à l’autre qui est autocentré. Les exemples sont multiples : c’est la place des téléphones portables dans nos vies, les réseaux sociaux, Donald Trump, la téléréalité, notre tendance au « moi, je », l’importance du paraitre, etc.
En fait, on peut dire de la personnalité narcissique qu’elle s’occupe principalement d’elle-même, avant de penser à l’autre. Il s’agit là d’une véritable rupture qui, au sein des sociétés individualistes, peut se comprendre à travers le fait qu’on est tous poussé – qu’on le veuille ou non – à cultiver nos propres intérêts sans développer une pensée de la co-responsabilité vis-à-vis d’un projet social commun. À la place ce qui existe et soyons extrêmement clair à ce sujet : c’est une atomisation des individus. Pour s’en convaincre, « il nous suffit de prendre n’importe quel livre de développement personnel et nous lirons qu’il faut croire en soi, que le but de l’existence c’est de se réaliser soi-même. D’ailleurs, nous n’avons qu’à sortir dans la rue ou à allumer la télévision pour voir comment l’individualité est devenue importante » (Bagiella, 2016). Tout le problème, c’est que ce même individualisme qui nous permet l’autoréférence est également et surtout un impératif économique. Dès lors, en nous attaquant au narcissisme, nous visons la structure idéologique de cet impératif.
Mais qu’est-ce que le narcissisme ?
En psychanalyse, le narcissisme est le résultat d’un désinvestissement de la réalité accompagné d’une sublimation excessive du moi. Sur ce, on peut dire du narcissisme qu’il est un trouble de la relation et du dialogue, le résultat dynamique d’une rupture entre l’individu et son environnement, entre l’individu et les autres. Dans nos sociétés contemporaines, l’individu apprend – dès son plus jeune âge – à être lui-même, à travailler pour lui. La pension de retraite remplace le salaire qui remplace vite les notes qu’on reçoit à l’école. Il s’agit là bel et bien d’un conditionnement qui place les individus en compétition les uns contre les autres. Or, c’est un vrai problème surtout lorsqu’il s’agit de vivre ensemble.
Tout ce qui me remonte démonte mes concurrents, tout ce qui les remonte me démonte. Dans une société où la place des individus n’est pas déterminée à l’avance et où les hiérarchies sont effacées, les hommes sont toujours occupés à se fabriquer un destin, à « s’imposer » aux autres, à se « distinguer » du troupeau, c’est-à-dire à « faire carrière ».
Finalement, en nous attaquant au narcissisme, nous nous attaquons à un mythe qui consiste à croire qu’il y a un noyau du moi, que l’individu trouve sa substance ou son essence en lui-même. Notre thèse est, au contraire, que le moi est profondément hétéronome. Autrement dit, nous défendons que le moi est relation. Alors certes, si l’on tient vraiment à l’idée d’un noyau du moi, nous sommes disposés à reconnaitre deux éléments : l’instinct de survie et le patrimoine génétique. À part ces deux éléments qui font, au minima, l’identité d’une personne, tout le reste est social. Ce que l’on veut dire par-là, c’est que l’individu ne trouve son rapport d’identité à lui-même qu’en mobilisant des représentations mentales issues des relations contextuelles qu’il a avec et dans son environnement. À ce sujet, Bagiella écrit : « Le narcissisme c’est l’incapacité de l’individu à se comprendre lui-même comme un autre de lui-même. »
Le narcissisme se caractérise donc par une rupture, une scission entre la conscience individuelle (conscience de soi) et la conscience contextuelle (conscience de l’autre). Cette rupture, Bagiella la nomme l’« inconsistance de la conscience contextuelle ». Pour donner une image au sens qu’il donne à ce concept, Bagiella fait référence au rêve. Il écrit :
En effet, dans un rêve, la continuité logique est fréquemment brisée : on passe ainsi d’un parking à un zoo sans même nous rendre compte de l’incohérence logique. Un moment, nous sommes en train de parler avec un ami et deux secondes plus tard cet ami est devenu notre sœur qui, ensuite, deviendra un collègue. Ces irrégularités ne nous empêchent pourtant pas de continuer nos activités chimériques comme si de rien n’était, comme si c’était normal.
Dans l’état éveillé, l’inconsistance de la conscience contextuelle, c’est notre tendance à considérer tout ce qui nous entoure comme « normal », c’est-à-dire évident. Cette manière de considérer les choses renvoie à la scission dont on parlait précédemment : il y a l’individu d’un côté et « la réalité » de l’autre. Cette séparation voulue par les sciences pousse les individus à se retirer en eux-mêmes et favorise une certaine apathie politique en même temps que des sentiments tels que le fatalisme, le relativisme, le cynisme, l’indifférence. Ainsi séparés de la conscience contextuelle, les individus ne pensent plus à réinterroger leurs actes. D’ailleurs, les adeptes de la pleine conscience le savent que trop bien : la plupart de nos gestes sont des automatismes, c’est-à-dire des réflexes qu’on ne pense plus. On est là tout en étant absent à nous-mêmes. Le narcissisme, c’est donc à la fois cette scission entre notre conscience et nos actes, mais c’est également le retrait de cette conscience vis-à-vis de ce qui constitue ce qu’elle est. Il n’est donc pas faux de caractériser notre organisation sociale, à la manière d’Axel Honneth, de « société du mépris ». En effet, en oubliant les autres, l’individu s’oublie lui-même ; il subit l’indifférence de l’autre et il n’est plus. Dès lors, il compense et la société de consommation est là pour cela.
À ce point, il y aurait encore beaucoup à dire sur le narcissisme… Nous choisissons cependant de nous arrêter là. En guise de conclusion, nous partageons des citations au sujet de ce thème, puis des liens vers les quatre parties du documentaire de Adam Curtis intitulé « The century of the self » (traduction « Le siècle du moi », 2002). En effet, ce film sur les techniques de manipulation des masses livre une analyse extrêmement pertinente et riche sur le phénomène du narcissisme et de l’individualisme.
Cette valeur [i.e. le self-reliance] va dans son application impliquer une contradiction car, dans le fait, les hommes sont des êtres sociaux qui dépendent à un haut degré les uns des autres.
[La culture de l’individualisme compétitif], dans sa décadence, a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse d’une obsession narcissique de l’individu par lui-même..
« Or, précisons-le, le narcissisme se réfère moins à une admiration excessive du sujet vis-à-vis de lui-même qu’au rapport spécifique et souvent paradoxal qui le lie à sa persona (i.e. son rôle social). »
« la personnalité narcissique n’utilise autrui qu’en vue de sa propre gratification. »
« Désespérée de ne pas pouvoir se suffire à elle-même, la personnalité narcissique est dépendante de l’autre à tous les niveaux de son être. Cette dépendance de l’autre est, dans le cas du narcissisme, au centre de sa pathologie. À l’instar de la personnalité boulimique qui mange sans arrêt sans jamais assouvir sa faim, la personnalité narcissique ne parvient pas à incorporer l’altérité dans son être. »
« Nous comprenons le narcissisme comme une fixation au « Je » comme si celui-ci constituait une fin en soi pour le sujet autoréférentiel (« Je » = persona que Je suis). En d’autres termes, le narcissisme résulte de l’incapacité du « Je » à se comprendre comme un autre parmi les autres. Plus que cela, nous comprenons le narcissisme comme une construction sociale. »
A propos de spiritualité
Cette page est dédiée à la « spiritualité » (spiritualité≠religion). La spiritualité est un élément de première importance dans notre compréhension du bonheur et de nos quatre piliers. Par « spiritualité », nous entendons toute croyance qui attribue à l’existence un sens et une valeur. La spiritualité, ici, fait référence à une mission que nous souhaiterions partager avec tous les humains.